Le Château de Malbrouck
   
 

Quoi ? Que regardent-ils donc avec autant de calme et d’intensité, ces lutteurs, ces jeunes mariés, ce musicien ou encore cette femme, occupée à scarifier une adolescente, tous sculptés il y a exactement vingt ans ? Les premiers êtres imaginés par Ousmane Sow, à partir de photographies documentaires, représentent la vie quotidienne des Nouba du Sud du Soudan et n’ont que faire de nous, spectateurs. Occupés, concentrés, figés en pleine action, ils ne posent leurs yeux nulle part : ils les enfoncent partout. Ils perforent la surface des apparences, avec une tension extrême, contrastant avec l’allure sportive, souple, du reste de leurs corps. Ainsi le Lutteur debout se fige-t-il verticalement, regard fiché en pleine Terre, tandis que le Batteur, en diagonale, pénètre le Ciel. Chacun d’eux, au-delà du visible, converse avec l’éternité. De ce fait, il nous donne a sensation de le surprendre sans le troubler. Ousmane Sow ne sculpte que des sages, dont les coups d’œil aiguisés, imperturbablement, percent des tunnels.

Que voient-ils, ces Masaï du centre de l’Afrique, modelés en 1989 ? Comme les premières œuvres, le Guerrier debout ou la Mère et l’Enfant contemplent avec une attention immense, simultanément amoureuse et respectueuse, la terre d’où ils viennent et le nouveau-né dont ils sont l’origine. Rien ne les distrait. Rien ne les agite. Il est ici question de générations, de sédimentation et d’évolution. Leurs yeux ne survolent pas, ils ne zappent pas. Fixes, ils traversent l’espace et remontent le temps. Secrets, ils vont à la rencontre de nos origines. D’où venons-nous, que sommes-nous, où allons-nous ? À l’aube du XXe siècle, le peintre occidental Gauguin posait ces trois questions. À la fin du XXe siècle, le sculpteur africain Sow répond que nous venons du plus profond de la nuit noire originelle ; qu’à condition de ne pas l’oublier nous pouvons accéder au plus haut du ciel ; que nous sommes des traits d’union entre lui et elle.

Les guerriers Zoulou d’Afrique du Sud de 1990, s’ils guettent à hauteur d’homme, n’en sont pas moins eux aussi solitaires, silencieux : conçus en groupe, chacun d’entre eux porte les yeux à l’horizontale, avec une intensité qui a valeur de parole, d’écoute. Aucun de leurs regards ne se croisent. Tendus, ils attendent. À l’arrêt, ils guettent. Le silence qu’incarne, plus intensément encore que leurs grandes bouches closes, le jeu de leurs pupilles, suggère que chacun communique avec un monde invisible, puissant, lointain. Les yeux que définit Sow, ces billes de bois qu’il met en couleurs avant de les incruster, avec une simplicité efficace, en travaillant directement au doigt ou en utilisant pour tout pinceau une brindille, reflètent moins le monde extérieur qu’ils ne suggèrent une existence autre ; accessible à condition d’un travail intime, d’une concentration intense. Il ne s’agit pas de miroirs mais de puits.

Les Peulh des berges du fleuve Sénégal, modelés en 1993, mère, père, adolescent amoureux ou coiffeuse habile, contemplent eux aussi plus qu’ils n’agissent. Les Sioux et les Cheyennes du Montana, enfin, créés en 1999, en mémoire des Indiens d’Amérique, n’ont de regard que pour ce qui les dépasse, quand bien même le sculpteur les représente en pleine action de combat, de presque meurtre ou de mort prochaine. Poussière, ils ne sont que poussière et le savent. Leurs iris sont remplis d’étoiles.

De chacun des êtres auquel Sow consacre ses efforts, les yeux signifient moins l’endroit par où pénètre le monde que celui d’où surgit l’âme.

La gravité de ces visages, de ces regards : il arrive que nos yeux s’en détournent, ne supportant pas leur intensité. Une intensité qui renvoie à un fond de vieille souffrance et nous rappelle combien il est difficile de vivre. Mais qui exprime aussi cette énergie et cette grandeur de l’homme qui envers et contre tout continue de se battre par amour de la vie.
Charles Juliet, 2001.

Sow ne sculpte pas des voyeurs mais des voyants. Sans ciller, ils ne reflètent pas, ils absorbent. Ils construisent leur identité sans le souci de refléter une altérité. Regardant peu pour beaucoup comprendre, chacun d’entre eux est imperméable à toute forme de colonisation. " Plus l’œil admire, et plus la langue flatte et vante ", dit le conteur sénégalais Amadou Koumba, " plus le bonheur se fait vulnérable à leur venin et s’affaiblit, s’il ne tombe pas brusquement comme le beau fruit mûr, convoité ardemment du haut de l’arbre ". Plus que l’envie de récolte, c’est la nécessité de semence qui anime chacun de ces êtres. Qu’il s’agisse de Shaka, le Roi Zoulou, ou de Sitting Bull, le chaman Sioux ; celui-là même qui avait prédit : " Si vous fixez vos cœurs sur les biens des Blancs, cela provoquera une invasion de cette nation ".

Si les yeux des sculptures de Sow défient le temps, l’arrondi particulier de leurs paupières, traduction plastique de la mort annoncée, indique que nous avons affaire à l’immortalisation d’êtres en voie de disparition. De mémoires en danger.

toucher la vie

Quand j’étais gosse, on me disait que le paradis c’est quand on ne travaille plus, quand on demande ce qu’on veut et qu’on l’obtient. Je trouvais cela infernal : ne plus avoir à faire d’efforts pour obtenir ce qu’on veut.
Ousmane Sow, 1998.

La grâce de ses sculptures, Sow exclut qu’elle surgisse accidentellement. Tâtonnements, risques, expérience, métier... C’est de ses mains que doit sourdre l’esprit qui l’anime, c’est par elles que doivent s’incarner les humains dont il se veut le témoin. Privilégiant le toucher, il traduit ainsi combien il s’agit pour lui du premier des sens. Il rend grâce au contact, lui que la façon dont se repèrent, du bout des doigts, les aveugles, fascine.
" C’est tellement difficile de déposer une masse et de la rendre vivante ", dit-il. Alors il malaxe, il triture, il n’en finit pas de brûler ses mains faites pour le piano, ses doigts qui dansent. Il enfonce jusqu’aux coudes ses bras nus dans la curieuse mixture faite de résines usagées, de terre ocre des environs de Dakar et de tissus effilochés, qu’il n’en finit pas de laisser mûrir dans d’énormes bidons. Un " produit magique ", à propos duquel les journalistes sont intarissables ; une matière souple contemporaine, renouvelant la pratique millénaire du modelage, en s’accordant avec le principe de recyclage caractéristique des civilisations urbaines ; le " jagal ", disent les Sénégalais, qui en font grand usage au quotidien. Sow a lui-même recyclé son produit pour en faire le dallage multicolore de l’incroyable maison qu’il s’est fabriquée, dans la banlieue de Dakar. Et rien ne le réjouit plus que les minuscules oiseaux rouge sang, picorant, dans la cour de l’atelier à ciel ouvert de cette maison, quelques fibres abandonnées, afin de garnir leurs nids. Vivre, c’est passer le relais.

Travail, muscles, force... Si aucun des personnages que Sow imagine ne fait pitié c’est que tous se respectent, s’entretiennent, se cultivent. Ils sont grands, forts, beaux. De cette beauté surgie de l’utile, entretenue par l’effort nécessaire. Cueillir et chasser sont à l’origine et font partie du quotidien de chacune des civilisations évoquées : pendant que les Nouba pratiquent l’agriculture et entretiennent le bétail, les Masaï s’adonnent à l’élevage et à la chasse, en priant chaque matin, pour " que Dieu te donne des enfants, que Dieu te donne du bétail ". La flèche de chasseur, la houe de paysan et le bâton de berger sont les attributs des trois premiers Masaï apparus sur la terre, selon leur légende. Les Zoulou plantent des céréales. Et les Peulh, " ces Peulhs qui ne mangent presque jamais de viande, tant il est vrai que l’abondance dégoûte et que quand ramasser devient trop aisé, se baisser devient difficile ", ainsi que l’explique l’écrivain Birago Diop, ramassent des fruits. Les Sioux quant à eux suivent la trace des bisons.

Dialoguant en permanence avec leur environnement, tous ces êtres sont d’autant plus puissants qu’ils se livrent régulièrement à l’entraînement et au combat. Partie intégrante de la Nature, ils entendent s’y montrer en partenaires splendides, beaux comme des arbres, comme des falaises, entretenant leurs corps avec une dévotion de prêtres chargés de magnifier leur lieu de culte. Patinés, oui. Décorés, parfois. Abîmés, jamais. Souci du corps et soin du maquillage, en plus du respect du sorcier, constituent les points communs aux cultures africaines et sioux. Et l’absence de cicatrices fait partie des critères permettant de juger si un Masaï est digne d’accéder à un rang social respectable.

Physique, chacun des personnages représentés par Sow, qui en accentue sciemment la taille, les muscles, l’élégance, frappe ainsi par sa prestance. Que de bras, que de jambes, que de cous, surtout, portant les têtes avec une vigueur toute animale, une dignité si altière ! Quels cous, ces cous ! De sacrés coups, flanqués sur la table déserte de l’art dit contemporain depuis vingt ans ! Comment cela, quelqu’un, ignorant l’enseignement de l’école des beaux-arts, osant modeler un cou, un corps dessous et une tête par-dessus, en un temps où toute représentation de la figure humaine est bannie des ateliers, jugée réactionnaire, voire, suspectée de sympathie pour le totalitarisme... Les seuls têtes tolérées, depuis la seconde guerre mondiale, par l’art officiel occidental, sont coupées, torturées, malmenées. Signées Alberto Giacometti, Francis Bacon ou Arnulf Rainer, elles se doivent de traduire la vulnérabilité de la condition humaine, conformément à l’état d’esprit d’une civilisation traumatisée par deux guerres mondiales. Et voilà qu’un médecin africain n’en a cure et modèle des grosses têtes, gorgées de sève, rudement plantées sur des corps de colosses. Des têtes de Nouba, de Masaï, de Zoulou, de Peulh ou de Sioux ; des têtes de gardiens de cultures ancestrales, fondamentalement animistes ; des têtes admirables de sérénité sur des corps prodigieux de courage... Les unes, comme les autres, bien faits et très dignes ; conformes au code de l’honneur sénégalais, le " jom ".

Le jom, c’est la conviction qu’on a de sa dignité parce que de son intégrité morale. Conviction fondée sur le fait qu’on a toujours agi comme une personne responsable, qui s’est laissée conduire par ses pensées et ses sentiments, ses paroles et ses actes, suivant l’idéal de l’honnête homme, au sens ancien de l’expression.
Léopold Sédar Senghor, 1988.


Véritables murailles, les pectoraux et les biceps dont Sow magnifie l’esthétisme ont à voir avec les créneaux et les tours de guet du Moyen-ge occidental. Ceux du Château de Malbrouck, par exemple, dont les murailles aujourd’hui impeccablement entretenues servent d’écrin à l’actuelle exposition des œuvres du sculpteur. Il aura fallu des mains de soignant, intemporelles, pour voler au secours des formes contemporaines, pour qu’elles se laissent convaincre de la possibilité de reprendre leur conversation millénaire avec la représentation humaine dans ce qu’elle a de plus monumental ; une conversation interrompue en occident lors de l’invention de la photographie, de l’industrie puis de la psychanalyse. Il aura fallu tout l’amour de Sow pour le corps des hommes, un amour qui a fait de lui, trente années durant, un kinésithérapeute accompli, pour que nous puissions entendre, à nouveau, combien le corps peut chanter, sans les plaindre, des valeurs telles que la force, la résistance ou la mémoire ; sur un ton poétique typiquement africain, merveilleusement universel.

Elle marcha jusqu’à ce que le ciel fût plein d’étoiles. Elle marcha jusqu’à ce que la terre fût froide. Elle marcha jusqu’au premier chant du coq et après le deuxième chant du coq.
Amadou Koumba, 1967.

Tensions, dilatations, déformations provoquées par les extrêmes émotions, les efforts ultimes, contractions destinées à prévenir les chocs les plus violents, lâcher-prise final, les muscles mis en forme par Sow sont bien évidemment nourris de tous ceux des hommes qu’il a palpés, massés, soignés. Pour cela, par respect pour l’Humain, si l’artiste les met en scène parfois dans des actions au cours desquelles ils déploient toutes leurs capacités physiques, les déformations provoquées ne confinent jamais au monstrueux. Tout au plus, au surpuissant, tout comme le firent Michel Ange au XVIe siècle ou Rodin, trois cents ans plus tard.

Alors que Michel Ange exprimait la condition humaine dans l’inachèvement, cette contradiction entre ce qui pèse et ce qui aspire, entre ce qui fonctionne et ce qui pense ; alors que Rodin l’exprimait par le mouvement contrarié, par ce qui tord, Ousmane Sow, lui, l’exprime, au-delà de la force apparente, par ce qui transperce parfois, par ce qui se devine souvent, par ce qui transparaît.
Olivier Céna, 1990.

Les " gens qui prennent soin de leur corps et qui, en un instant, dans leur vie, courent le risque de se faire défigurer " fascinent Sow. Il aime la lutte pour l’honneur. " C’est aussi cela, dit-il, l’Afrique. Un chant de lutte. Pour conquérir la femme qu’on aime, pour conquérir l’espace ". Les Nouba s’affrontent au bâton ou au corps à corps, les Masaï font face aux lions, et Shaka, roi des Zoulou au XIXe siècle, demeure célèbre pour ses techniques de stratège ; les Peulh, pour leurs guerres saintes ; les Sioux, pour leur intelligence du combat. Tous, après la lutte, dansent. Et Sow aime la lutte, comme la danse, parce qu’elles rappellent combien le corps est beau et combien la beauté est précieuse.

sentir le monde

" Il ne faut pas être obnubilé par les proportions. On dit bien de quelqu’un qu’il est " court sur pattes ", ou qu’il est " long ", qu’il a " des jambes qui n’en finissent pas ". Tout cela, c’est l’homme ", dit Sow. Tout cela, c’est la Nature. Une Nature avec laquelle l’Afrique rustique conserve aujourd’hui un dialogue quotidien, rude, absolu. Sables, terres, troncs, broussailles, eau douce ou salée, autant de couleurs, de formes et de dimensions définies par les saisons : telle est la palette du sculpteur, hommage véritable. Enfant, il aimait déjà rester sous la pluie lorsqu’elle tombait.

Je pense que les branches torturées que la nature a faites représentent la perfection. On ne peut pas tenter de rivaliser avec ça. C’est pour cela qu’il faut rester modeste.
Ousmane Sow, 1998.

Face à la toute puissance et à l’omniprésence de la Nature en Afrique, Sow n’entend pas résister mais bien au contraire s’acclimater, collaborer, participer. " Jamais un gamin ne m’a demandé ce que mes sculptures voulaient dire. Je sculpte des hommes ", dit-il, réfutant la définition conceptuelle de l’art moderne. Son univers est avant tout celui d’un observateur, sensible et sobre. " J’ai tellement peur qu’on ne me comprenne pas, ou qu’on interprète mal ce que je dis, que je parle très directement. C’est la même chose pour l’art ".
Lui qui se méfie de l’idéal classique occidental de la beauté, de sa perfection lisse et froide comme peuvent l’être les marbres grecs, proclame la victoire de l’humain sur le principe, celle de la nature sur la culture. Cette dernière doit demeurer au service de la première, fonctionner à son rythme, en harmonie avec elle.

D’un coup, Ousmane Sow replace l’âme au corps de la sculpture, et l’Afrique au cœur de l’Europe.
Emmanuel Daydé, 1999.

L’histoire universelle tribale, privilégiant le groupe plutôt que l’individu, rythmée par les temps de cueillette et de chasse, animée d’animisme, voilà la source du vocabulaire de Sow. Voilà le monde dont il entend chanter l’équilibre, un monde qui donne aux hommes des noms qui leur ressemblent. Les Sioux n’avaient-ils pas rebaptisé le Général Custer " Fesses Dures " ? Il est ici question d’être nu, d’êtres vrais. " Il manquerait quelque chose à un art qui ne pourrait pas provoquer d’émotion, je pense ". Sow dit aussi " seule ma sensibilité me guide ". Monumentale provocation, à une époque où en matière d’art, en occident, tout ne vaut que s’il a valeur de concept... Face à cette mode, celui qui massait et qui maintenant modèle pour donner forme à l’informe renoue avec le geste créateur fondamental ; celui du Dieu chrétien, face à son Adam ; celui dont ont surgi la plupart de nos légendes ; celle de Pygmalion comme celle du Golem. Il ne s’agit pas de projeter. D’ailleurs, Sow ne dessine jamais. Il est question de sentir et d’élever. De croire.
" De temps en temps, des échos me parviennent. Cela m’ancre dans ma détermination, dans mon choix ", dit encore Sow, qui affirme que la sculpture lui a permis de croire à l’existence du divin.

Il n’y a pas de frontière en Afrique Noire, pas même entre la vie et la mort. Le réel n’acquiert son épaisseur, ne devient vérité qu’en brisant les cadres rigides de la raison logique, qu’en s’élargissant aux dimensions extensibles du surréel.
Léopold Sédar Senghor, 1957.

Sow ne donne pas de leçons. Il propose une communion. Monumentale, spectaculaire, vive. Certains la jugent naïve. La plupart d’entre nous la reçoivent comme un cadeau. Une invitation. Une promesse. L’histoire de l’art dira ce qu’il en est. L’histoire des hommes, quant à elle, est comblée. " C’est de là que partit la fable pour se jeter dans la mer " : ainsi s’achèvent les fables, en langue wolof. Puis le conteur conclut : " Le premier qui en respirera le parfum ira au Paradis ". Car il existe. Sow fait partie de ceux qui l’ont retrouvé.

 

Françoise Monnin

 

Texte du catalogue, édité par le Conseil Général de la Moselle, et signé Françoise Monnin, historienne d'Art.