Un chant de lutte et de victoire | |
Comme s'il fallait que tout y passe, que tout y macère
à la façon d'un yassa ou d'un maffé : le réalisme
magique des têtes d'Ifé du Nigeria, l'énergie morbide
des crânes surmodelés, la spiritualité charnelle de
Michel-Ange, l'érotisme mâle de Rodin, l'héroïsme
guerrier de Bourdelle, l'hygiène sportive de Leni Riefenstahl, la
fantaisie plastique de Wallace et Gromit, que sais-je encore ? Face à
la stupeur que provoque la sculpture d'Ousmane Sow, face à cet écrasement
qui étreint le regard du spectateur surpris et apeuré, c'est
pêle-mêle que l'on dévide l'écheveau confus de
connaissances soudainement mises en déroute. L'art d'Ousmane Sow contient certes toutes ces fureurs et toutes ces beautés. Aucune d'elles ne le résume. Comme tout art majeur lorsqu'il fait son apparition, le monde à la fois titanesque et tendre d'Ousmane Sow est un piège à lieux communs, une chausse-trappe à banalités et à tout cortège de déjà-vu, de déjà-dit, de correctement pensé. Les bons géants du démiurge sénégalais avancent en tirailleurs d'une autre guerre, celle de la beauté retrouvée dans sa violence et sa nécessité première, à l'aube du troisième millénaire. Comme le Gulliver de Swift, qui se retrouve subitement lilliputien au royaume des géants de Brobdingnag, notre sculpture contemporaine occidentale, si souvent pleine de morgue et de condescendance envers les barbares qui s'agitent à ses frontières, avoue brutalement ses insuffisances et ses faiblesses. Les guerriers d'éternité au regard triste de Sow l'Africain nous obligent à repenser notre appréhension du continent noir, des affres et des désastres de l'art contemporain, des sourdes défiances du modelé, et toutes les soi-disant coupables virtuosités de la main. Avec l'irruption de ses Nouba au milieu des années 80, d'un coup, Ousmane Sow replace l'âme au corps de la sculpture, et l'Afrique au cur de l'Europe. Avec ses Masaï de 1989, dont l'immense Guerrier debout apparaît à la fois comme le gardien et le messager, il met définitivement en danger la mort annoncée de la sculpture. Si l'on en croit l'écrivain Peulh Hampâté Ba, un homme en Afrique n'est considéré comme adulte qu'à partir de quarante-deux ans. A cinquante ans, à l'âge où bon nombre d'étoiles trop vites allumées s'éteignent, Ousmane Sow, sorte de Dubuffet noir nouvelle manière, entre en sculpture comme on entre en religion. En traînant derrière lui ce paradoxe, qui le fait souvent exposer sous l'étiquette d'un art africain "ghettoisé", alors même que certaines âmes bien intentionnées lui reprochent de pratiquer un art occidentalisé, vendu aux canons de l'esthétique grecque antique Occidental, Ousmane Sow l'est assurément. Elevé à l'Ecole française de Dakar, et ayant vécu près de vingt ans à Paris, des commissariats de la Gare de Lyon - quand il ne savait où dormir - à son cabinet de kinésithérapeute de Montreuil-sous-Bois, puis à Paris dans le 20e arrondissement - quand il consultait le jour et sculptait la nuit - ce chirurgien du corps, de tous les corps, n'ignore rien de la culture tempérée. Mais africain, Ousmane l'est viscéralement. Et plus encore de cette terre du Sénégal, cette Grèce de l'Afrique, il a dans ses gènes le souvenir des chevauchées et des razzias dans la savane brûlante qu'opéraient sa grand-mère et son arrière grand-père avec les "cedo", ces cavaliers du diable des armées royales. Au-delà de ce bruit et de cette fureur enfouis, il y a en lui cette parole inspirée du griot, ce souffle épique de la narration homérique, ce goût du mythe vivant, qu'on peut et qu'on veut toucher du doigt et des yeux. On ne devient pas impunément un "menton velu" prodige, dans un continent où l'art souverain reste la sculpture. Une sculpture à taille humaine, qu'on peut promener avec soi, sans esquisse, sans étude et sans dessin préparatoire, soumise à la seule dextérité de l'artiste, qui a pour charge de faire signifier la matière. Un art inspiré qui se passe de modèles. La sculpture africaine, on le sait, c'est la parole devenue forme. "J'adore raconter des histoires", avoue en retour Ousmane Sow. Loin cependant d'évoquer une quelconque anecdote, ses figures, comme ce puissant Buveur de sang et Buffle appartenant aux Masaï - double noir d'Hercule domptant le taureau de Crète - sont des dieux noirs en action. Des corps esprits. Des âmes recomposées à partir de déchets de chair. Des Golem de boue, de fer et de paille, des corps innervés de vie, des guerriers de la nuit tropicale qui peuvent aussi, occasionnellement, jouer le rôle d'épouvantail à porte-bouteilles. Les portraits de groupe qu'à réalisés Ousmane Sow, depuis ses premiers Nouba - issus du choc des photos de danse et de transe d'une Leni Riefenstahl revenue de ses odes aux dieux du stade hitlériens -, répondent ainsi, à leur façon, aux critères de l'art du continent noir. Même si les tailles, inhabituelles pour la statuaire africaine, dépassent souvent les deux mètres cinquante, il faut se rappeler que Sow lui-même mesure un mètre quatre-vingt-dix. Et, bien qu'il ait réalisé des séries presque hallucinantes de vérité sur les Zoulou ou les Masaï, il n'a jamais éprouvé le besoin d'aller voir ces peuples qu'il ne connaît pas. "Je représente l'homme, c'est tout, dit-il. Je laisse les images naître d'elles-mêmes." Des peuplades d'Afrique aux Indiens d'Amérique, il recherche le fluide de ces hommes debout, qui "ont le souci de leur corps, le goût du maquillage, et la vénération de leurs sorciers". Comme s'il s'agissait pour lui de combler des trous de l'art africain, d'offrir en miroir à ces ethnies nomades fières et esthètes cet art sédentaire qui leur fait défaut : la sculpture. Et, pour aller plus loin encore, de sculpter le mouvement au travers d'hommes qui ne cessent de bouger On ne peut plus alors s'étonner de son intérêt passionné et brutal pour les Indiens d'Amérique. En passant d'un continent à un autre, comme l'a fait l'histoire au travers de l'esclavage, en remplaçant au Nouveau Monde un Indien mort par un Noir déraciné et réduit à l'état de bête de somme, Ousmane Sow rend hommage, dans sa dernière et puissante création, aux ultimes guerriers d'un même soleil. Hommes eux-aussi "de couleur", les libres Peaux-Rouges sioux et cheyenne de Sitting Bull, Crazy Horse, Two Moon et Gall se sont opposés une dernière fois, à la bataille de Little Big Horn, à la rage de destruction blanche. Comme si le génocide, initié à partir de Gorée, l'île mythique de la traite qui fait face à Dakar, avait trouvé là un point d'aboutissement. Cette première - et dernière - éclatante victoire préludait en effet à une guerre totale et à une élimination systématique de la race indienne de la part d'autorités américaines qui venaient à peine d'abolir l'esclavage. Bien qu'Ousmane Sow ait choisi de traiter le cur même du combat, en évoquant les terrifiants corps à corps, seul type de lutte digne de ce nom aux yeux des Indiens, il a conféré à ces scènes de carnage une gravité et une religiosité éloignées de toute volonté spectaculaire. Et bien plus que La Charge fantastique ou tout autre western en technicolor, c'est le Guernica de Picasso qui vient à l'esprit devant ces soldats à terre pratiquant leur rituel de mort, ou ces amas de chevaux blessés qui redressent la tête pour hennir longuement à la mort. Immense cri figé dans la couleur et dans la douleur, la bataille entière se résume peut-être au regard droit et perdu de Sitting Bull, l'homme-médecine, le sorcier, assis à l'écart, en prière. Artiste-médecine, ancien kinésithérapeute comme on l'a dit, Ousmane Sow sculpte comme autrefois il prodiguait des soins. En palpant, en pansant, en massant longuement, jusqu'à faire venir et revenir la vie. Sculpter chez lui devient caresser. Il faut le voir, dans sa cour-atelier au grand soleil de Dakar, pétrir longuement dans ses grandes mains burinées une pâte étrange, mi-chocolat onctueux, mi-lourde terre prométhéenne, qu'il applique à l'aide de tissus barbouillés sur une armature de fer recouverte de paille synthétique. Cette mixture aussi pauvre que magique, qui a macéré avec une vingtaine d'autres produits pendant des années, lui permet toutes les audaces, toutes les finesses, toutes les brutalités, toutes les couleurs et toutes les odeurs. Comme dans les anciennes sculptures africaines rituelles dont la confection passait toujours par des techniques de trempe dans la boue, de patine à l'huile ou à la cire d'abeille, et de cuisine sacrificielle, mêlant le sang et la bière. D'ailleurs, comme ces exécutants anonymes des arts que, par coquetterie, on appelle aujourd'hui "premiers", qui inventaient leur uvre en secret, Ousmane Sow refuse obstinément de révéler l'alliage de sa mixture. Tout comme il n'aime guère ouvrir la porte de son atelier tant qu'il considère que ses sculptures ne sont pas encore investies. Ses humaines, trop humaines créatures ne sont pas des simulacres mais des énigmes. Des interrogations violentes qui dansent au bord de la nuit. Elles laissent au spectateur le soin de briser le cercle. Pour rejoindre la prière. |
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Emmanuel Daydé |